Par Maurice Tomlinson, analyste principal des politiques, Réseau juridique canadien VIH/sida
15 juin 2016
La Caribbean Court of Justice (CCJ) a prononcé, le 10 juin 2016, un jugement marquant mais réellement mitigé concernant les droits des personnes LGBTI.
Il y a trois ans, en tant que citoyen jamaïcain gai, et avec le soutien d’AIDS-Free World, j’ai entrepris une contestation des lois du Belize et de Trinidad-et-Tobago interdisant clairement et explicitement le droit de séjour aux « homosexuels ». J’ai affirmé que la Jamaïque portait atteinte au traité régional de la Communauté caribéenne (CARICOM) qui garantit la libre circulation aux citoyens des États membres de la CARICOM entre les pays de ce bloc régional. Dans son jugement, la Cour a fait des contorsions insensées dans la tentative (peu convaincante) d’éviter la conclusion qui s’impose, c’est-à-dire qu’il y a un conflit entre la garantie de libre circulation contenue dans le traité de la CARICOM et les lois des deux pays qui sont de toute évidence discriminatoires en refusant l’entrée aux homosexuels sur leur territoire. Au bout du compte, la Cour a rejeté ma demande de déclaration que ces lois portent atteinte à mon droit de libre circulation à titre de citoyen d’un pays de la CARICOM – en choisissant plutôt une approche d’interprétation alambiquée du conflit.
Il est important de souligner que (bien qu’il ne s’agisse pas de la conclusion claire et directe qui aurait dû être tirée), quant au fond de ma demande, la Cour a appuyé ma position – et qu’ainsi, la décision est un progrès, quoique graduel. Certains éléments du jugement offrent une base propice à d’autres progrès juridiques.
Du point de vue positif, la Cour a tranché que le Belize et Trinidad-et-Tobago ne peuvent pas me refuser le droit d’entrée, ni à d’autres citoyens homosexuels de pays de la CARICOM. La Cour a également enjoint aux deux pays d’abroger ces lois qui sèment la confusion en ce qui concerne les voyages entre États membres de la CARICOM pour les citoyens de ces pays.
Il est important également de noter que la Cour a spécifiquement cité avec approbation le point bien établi en droit international voulant que la discrimination au motif de l’orientation sexuelle porte atteinte au moins au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP); et, en particulier, le jugement phare du Comité des droits de l’homme des Nations Unies dans l’affaire Toonen c. Australie (1994), où a été contestée une loi anti-sodomie datant de l’époque victorienne. (Cette observation de la CCJ revêt une importance particulière, puisque j’ai également initié, avec le soutien du Réseau juridique canadien VIH/sida, une contestation des lois de la Jamaïque qui criminalisent la sodomie et les actes « indécents » entre hommes). Et, dans le même paragraphe, tout en expliquant ce point de vue sur la discrimination au motif de l’orientation sexuelle, la Cour note également que la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme (la principale déclaration s’appliquant à tous les pays des Amériques) sont « parmi les instruments internationaux importants qui reconnaissent la dignité humaine de toute personne » [trad.]. Par ces déclarations, la Cour a lancé un signal important, pour la région : la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle est une violation du droit international des droits humains.
Cette affaire est d’une grande importance, puisque, entre autres, elle établit un important précédent juridique voulant que l’existence de lois porteuses de discrimination à l’égard des personnes LGBTI dans les Caraïbes doit être interprétée de façon très étroite. Ceci est important parce qu’on trouve encore, dans la région, les dernières lois dans l’hémisphère occidental interdisant l’intimité entre personnes de même genre sexuel. De fait, lorsque la Cour a accepté ma demande de me représenter par mes propres moyens dans cette affaire (après le refus de mon pays, la Jamaïque, de me représenter), elle a déclaré que la simple existence de ces interdictions légales de séjour créait un cas prima facie de discrimination injuste.
Une telle discrimination enchâssée dans des lois n’est pas qu’une violation de droits humains : c’est également un élément néfaste à la santé publique. D’après l’ONUSIDA et d’autres agences nationales et internationales du domaine du VIH, de telles lois contribuent à ce que la région ait le deuxième plus haut taux de prévalence du VIH au monde après l’Afrique subsaharienne. Ceci s’explique par le fait que les hommes gais et autres hommes qui ont des rapports sexuels avec des hommes (HRSH) sont poussés dans la clandestinité, à l’écart des interventions efficaces pour la prévention et le traitement du VIH, les soins et le soutien. En Jamaïque – où les lois anti-sodomie imposées à l’origine par les Britanniques pendant l’époque coloniale, et aujourd’hui paradoxalement défendues par certains législateurs et leaders religieux prétendant qu’elles représentent des « valeurs jamaïcaines », ont été reconnues par la Commission interaméricaine des droits de l’homme comme un facteur qui contribue à une horrible violence homophobe –, le taux de prévalence du VIH parmi les HRSH s’élève à 33 %, soit le plus élevé pour cette population dans l’hémisphère occidental, sinon dans le monde entier.
Certaines conclusions étonnantes ont été tirées par la Cour dans le raisonnement qui a conduit à sa décision. Par exemple, les juges ont tranché que mon droit à la libre circulation n’avait pas été brimé parce que, entre autres, les deux pays ont déclaré qu’ils n’allaient pas mettre cette interdiction à exécution. Cette déclaration est problématique, puisqu’un pays a beau dire qu’il n’appliquera pas une loi, tant et aussi longtemps qu’elle existe sur papier il demeure possible qu’on l’applique plus tard – bien que le jugement de la CCJ sous-entend qu’une telle action porterait atteinte au traité de la CARICOM. Par ailleurs, avec la montée de l’homophobie dans le monde, catalysée par de puissants extrémistes de la droite qui sont très actifs dans les Caraïbes, rien ne garantit, en l’absence d’une abrogation, que les lois en question ne seraient jamais appliquées à l’encontre de citoyens de pays de la CARICOM (ou d’autres personnes, en fait).
La Cour a également jugé qu’étant donné qu’on ne m’avait jamais refusé l’entrée aux frontières, mon droit à la libre circulation n’avait pas été violé. D’après cette logique, avant que je puisse affirmer l’existence d’une violation de mes droits, il faudrait que j’encoure d’abord la dépense de me rendre à la porte de l’un ou l’autre de ces pays et que je sois renvoyé. L’affirmation selon laquelle mon droit à la libre circulation n’a pas été violé contredit de toute évidence le principe de la libre circulation dans la région, puisque je ne pourrais jamais planifier un voyage au Belize ou à Trinidad-et-Tobago sans avoir constamment en tête la possibilité qu’on m’y refuse l’entrée simplement en raison de qui je suis, à la discrétion d’un agent d’immigration ou d’un autre.
Compte tenu de la nature inédite de l’affaire et de la grande importance des enjeux en cause, la Cour a rejeté la requête du Belize voulant que j’acquitte ses frais juridiques. Puisque le jugement est sans appel, le temps est venu : le Belize et Trinidad-et-Tobago doivent à présent abroger ces dispositions discriminatoires.
De fait, des réformes plus générales des lois de ces deux États en matière d’immigration sont requises, pour abolir d’autres obstacles au droit de séjour qui sont également discriminatoires et injustifiables. Par exemple, la disposition qui interdit l’entrée aux « homosexuels » vise également les « prostituées » et « toute autre personne susceptible de vivre ou de toucher (…) des profits de la prostitution ou de comportements homosexuels ». Et d’autres dispositions du même article limitent de façon injustifiable également l’entrée de personnes ayant un handicap – et ce, dans un langage ostracisant : la loi du Belize désigne « tout idiot ou toute personne qui est folle ou déficiente mentale ou toute personne qui est sourde et muette, ou sourde et aveugle, ou muette et aveugle », alors que celle de Trinidad-et-Tobago parle des « personnes qui sont idiotes, imbéciles, faibles d’esprit, atteintes de démence ou d’insanité » ainsi que des « personnes qui sont muettes, aveugles ou ayant un autre défaut physique ou handicap physique ». De plus, Trinidad-et-Tobago interdit le droit de séjour aux « personnes affectées de toute maladie infectieuse ou infection dangereuse », une disposition exagérément large qui pourrait être utilisée pour refuser l’entrée aux personnes vivant avec le VIH (entre autres).
Pour les raisons susmentionnées, et en dépit du refus de la Cour de prononcer la déclaration que je demandais, cette affaire marque un jalon important dans le mouvement pour la libération des personnes LGBTI dans les Caraïbes. La région évolue pas à pas vers la pleine reconnaissance des droits et de la dignité de toutes les personnes, qui est fermement soulignée dans la Charte de la Société civile pour la Communauté caribéenne. Espérons que nous arriverons à réaliser le rêve de la pleine inclusion, dans les Caraïbes, un jour.