Le 8 décembre 2014, la Cour suprême du Canada a entendu R. c. W., une affaire relative à la non-divulgation du VIH dans laquelle le Réseau juridique canadien VIH/sida est intervenu avec le HIV & AIDS Legal Clinic Ontario (HALCO) et la COCQ-SIDA (la coalitions des organismes communautaires québécois de lutte contre le VIH/Sida).
Dans cette affaire, un homme vivant avec le VIH faisait appel de sa condamnation pour non-divulgation du VIH. Les motifs de l’appel concernaient principalement la façon dont le juge de première instance avait traité la preuve présentée au procès et évalué la crédibilité du plaignant et celle de l’accusé. Compte tenu des circonstances de l’affaire, il était possible que la Cour suprême se prononce sur la portée de la preuve relative à l’activité sexuelle du plaignant (autre que les rapports sexuels en question) avant ou après que l’accusé ait divulgué sa séropositivité. Nous avons décidé qu’il était préférable d’intervenir au cas où cet enjeu serait abordé compte tenu du recours abusif au droit criminel en matière de non-divulgation du VIH au Canada.
Pour prévenir une nouvelle expansion injustifiée de la criminalisation du VIH, nous avons demandé à la Cour de réaffirmer certains principes élémentaires du droit criminel et notamment le principe selon lequel la Couronne doit prouver au delà de tout doute raisonnable que le plaignant n’aurait pas consenti aux rapports sexuels s’il avait su que l’accusé était séropositif au VIH. Cela signifie que les avocats de la défense doivent avoir la possibilité de mettre en doute le témoignage du plaignant à ce effet. en introduisant des preuves pertinentes. De telles preuves pourraient inclure des éléments relatifs à l’activité sexuelle du plaignant avant ou après le rapport sexuel en question si ces éléments sont susceptibles de démontrer une acceptation d’un risque d’exposition au VIH (p. ex. rapports sexuels avec des partenaires séropositifs ou dont l’état sérologique n’est pas connu).
L’appel de la défense a été rejeté dans un jugement oral rendu peu après l’audience. La Cour suprême a jugé que le juge du procès n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la crédibilité des parties ou de la preuve en général. La décision de ce dernier a donc été confirmée et la Cour suprême n’a pas eu à aborder directement nos arguments.
Nous considérons cependant que notre intervention a été utile et qu’elle était nécessaire. Dans sa décision, la Cour suprême a admis, du moins implicitement, que la preuve démontrant qu’un plaignant a continué d’avoir des rapports sexuels avec l’accusé après qu’il ait divulgué sa séropositivité est pertinente lorsqu’il s’agit de déterminer si le plaignant aurait consenti ou non aux rapports sexuels en question s’il avait su que l’accusé était séropositif.
Autre élément notable, la Couronne, au cours de l’audience, a concédé dans ses arguments oraux, que l’activité sexuelle du plaignant post-divulgation pouvait être pertinente, et aucun des juges de la Cour suprême n’a remis en question notre position selon laquelle les avocats de la défense devraient pouvoir introduire des éléments de preuve relatifs à l’activité sexuelle du plaignant avant ou après les rapports sexuelles en question, si ces éléments sont susceptibles de démontrer une acceptation d’un risque d’exposition au VIH. La question ne serait donc plus si de telles preuves sont pertinentes, mais quel poids devrait leur être accorder.
Pour plus d’information sur notre intervention et les enjeux de cette affaire, continuez de lire.
R. c. W. : La non-divulgation du VIH de retour à la Cour suprême, mais avec une variante
Quels étaient les faits?
La version de l’accusé et celle du plaignant diffèrent sur plusieurs points. Mais il n’y a pas de désaccord sur les circonstances suivantes : l’accusé et le plaignant se sont rencontrés initialement dans un sauna gay de Montréal, au cours de l’été 2005, où ils ont eu des rapports sexuels incluant au moins une pénétration anale avec condom et des rapports oraux sans condom. Ils n’ont pas eu de discussion sur le VIH ou d’autres infections transmissibles sexuellement. Ils sont tous deux d’accord également sur le fait qu’au cours de l’été ils se sont revus chez l’accusé et ont eu des rapports anaux sans condom. À ce moment là, la charge virale de l’accusé n’était pas faible. Par la suite, l’accusé a divulgué sa séropositivité au VIH au plaignant. Dans son témoignage, il a affirmé qu’il croyait que le plaignant était également séropositif au VIH, vues les circonstances de leur rencontre initiale.
Après la divulgation, le plaignant est allé se faire dépister pour le VIH et a reçu un résultat négatif. D’après l’accusé, le plaignant et lui ont continué d’avoir une relation et ont eu régulièrement des rapports anaux, parfois sans condom et parfois avec condom, jusqu’à la fin de leur relation en octobre 2005. Deux témoins ont confirmé avoir vu les deux hommes se comporter de telles façons qu’ils apparaissaient être ensemble. Le plaignant nie toutefois avoir continué d’avoir une relation amoureuse et d’avoir eu d’autres relations sexuelles avec l’accusé. En mai 2006, le plaignant a reçu un résultat positif à un test de dépistage du VIH.
Quels étaient les enjeux juridiques?
En droit canadien, pour obtenir un verdict de culpabilité pour agression (sexuelle grave) en raison de la non-divulgation du VIH, la Couronne doit prouver trois choses au delà de tout doute raisonnable :
1) l’accusé n’avait pas dévoilé sa séropositivité au VIH;
2) il existait un « risque important de lésions corporelles graves » (expression que la Cour suprême a récemment définie comme signifiant « possibilité réaliste de transmission du VIH »); et
3) le plaignant n’aurait pas consenti aux rapports sexuels s’il avait su que l’accusé était séropositif au VIH.
Lors de nos précédentes interventions devant la Cour suprême du Canada, y compris les affaires Mabior et D.C. (tranchées en 2012), nous avons concentré notre argumentation sur la deuxième de ces exigences. Nous avons présenté à la Cour les préoccupations concernant les effets néfastes, pour la santé publique et les droits de la personne, d’un recours excessif au droit criminel. Nous avons affirmé, qu’au minimum, la Cour suprême devrait reconnaître que certaines activités sexuelles — comme les rapports sexuels avec condom, les rapports sexuels sans condom lorsque la charge virale est indétectable, de même que le sexe oral — ne posent pas de « risque important » de transmission du VIH aux fins du droit criminel. Par conséquent, la non-divulgation de la séropositivité au VIH avant de telles activités ne devrait pas être considérée comme un crime.
Mais voici une variante : dans l’affaire R. c. W., notre intervention porte sur la troisième exigence mentionnée plus haut— à savoir si la Couronne a démontré au delà du doute raisonnable que le plaignant n’aurait pas consenti aux rapports sexuels s’il avait su que l’accusé était séropositif au VIH. À ce jour, la Cour suprême n’a offert aucune directive relative à cette exigence.
Cette troisième exigence existe parce que la non-divulgation du VIH est considérée, du point de vue juridique, capable d’invalider le consentement d’un partenaire à des rapports sexuels autrement consensuels. Dans le cours habituel des choses, lors d’un procès pour non-divulgation du VIH, le procureur de la Couronne demande au plaignant pendant son témoignage s’il aurait consenti aux rapports sexuels s’il avait su que son partenaire avait le VIH. Et le plaignant répond quelque chose comme « non, je n’aurais pas consenti aux rapports sexuels si j’avais su que mon partenaire était séropositif ». En général, cette affirmation est acceptée sans qu’elle soit remise en cause et ce troisième élément de la poursuite est alors considéré démontré, à moins qu’il y aient des préoccupations majeures concernant la crédibilité du plaignant.
L’affaire R. c W. illustre bien pourquoi il peut être important de pouvoir remettre en question l’affirmation après-coup du plaignant selon laquelle son consentement était dépendant de la séronégativité de son partenaire. Dans cette affaire, il est convenu que le plaignant et l’accusé se sont rencontrés dans un lieu d’activités sexuelles occasionnelles (c.-à-d. un sauna) et qu’à cette occasion ils n’ont pas discuté des infections transmissibles sexuellement. De plus, d’après un élément de la preuve –contesté par le plaignant –, celui-ci aurait continué d’avoir des rapports sexuels avec l’accusé, avec et sans condom, après que l’accusé lui a divulgué qu’il était séropositif. Cet élément pourrait être pertinent à la question de savoir si la Couronne a bien démontré, au delà de tout doute raisonnable, que le plaignant n’aurait pas eu de rapport sexuel avec W s’il avait su que ce dernier était séropositif au VIH.
Dans notre intervention, nous soutenions qu’afin d’éviter davantage de condamnations injustes, il était important que la Cour suprême réaffirme certains principes élémentaires du droit criminel et notamment que :
(a) la Couronne doit démontrer, au delà de tout doute raisonnable, que le plaignant n’aurait pas consenti à avoir des rapports sexuels s’il avait su que l’accusé était séropositif au VIH;
(b) les avocats de la défense doivent avoir la possibilité de contester l’affirmation d’un plaignant à ce sujet; et
(c) par conséquent, les avocats de la défense devraient avoir la possibilité de déposer des éléments de preuve pertinents sur cet aspect – y compris des éléments de preuve concernant l’activité sexuelle du plaignant avant ou après les rapports sexuels en question, si ceux-ci sont susceptibles de démontrer une acceptation d’un risque d’exposition au VIH (p. ex., rapports sexuels avec des partenaires séropositifs ou dont l’état sérologique est inconnu).
Ces principes sont importants parce que des perceptions erronées au sujet du VIH et des personnes vivant avec le VIH pourraient conduire à l’impression qu’aucun individu ne courrait jamais le risque d’avoir des rapports sexuels avec une personne qu’il sait avoir le VIH. Or ceci est évidemment faux. De plus, il est fréquent que des personnes aient de plein gré des rapports sexuels qu’elles savent poser des risques (p. ex., avec un partenaire dont elles ne connaissent pas l’état sérologique) et qu’elles elles acceptent de prendre ces risques. Il serait injuste d’ignorer cette réalité compte tenu de la gravité de ces poursuites au criminel et de leurs répercussions pour les personnes vivant avec le VIH.
Pourquoi sommes-nous intervenus?
Intervenir dans cette affaire a été une décision difficile. Nous sommes des organismes de droits humains et nous défendons l’égalité sexuelle, l’autonomie et la dignité. Nous croyons fermement en l’importance de protéger les plaignants – en prédominance des femmes — contre des mythes répandus trop souvent présents dans des affaires de violence sexuelle. Plus précisément, certaines règles juridiques, applicables dans les cas d’agression sexuelle, permettent d’éviter que des preuves relatives à d’autres activités sexuelles d’un plaignant ne soient utilisées de manière à laisser entendre que le plaignant est moins crédible ou qu’il a probablement consenti aux rapports sexuels en question parce qu’il a eu d’autres activités sexuelles. En règle générale, la crédibilité des survivants aux violences sexuelles ne devrait pas être remise en question sur la base de leur comportement sexuel avant ou après un cas l’agression sexuelle.
Toutefois, les affaires concernant la non-divulgation du VIH sont très différentes des affaires de rapports sexuels forcés ou coercitifs. Dans les affaires de non-divulgation du VIH, le plaignant était, sur le moment, consentant aux rapports sexuels. Ce consentement est ultérieurement remis en question parce qu’il est affirmé que l’accusé aurait commis une fraude en ne divulguant pas sa séropositivité. Les affaires de non-divulgation du VIH ne portent pas sur le consentement à avoir une relation sexuelle; mais plutôt sur le consentement à courir un risque (qui, souvent, est excessivement mince) de transmission du VIH dans le cadre de rapports sexuels. Il s’agit là d’une distinction importante.
De plus, nous ne soutenons pas que la preuve qu’un plaignant ait accepté un certain risque d’exposition au VIH dans le passé ou après la divulgation de séropositivité d’un partenaire, mette nécessairement en doute sa crédibilité. Mais dans certains cas, ce sera très pertinent. Cela pourrait soulever un doute raisonnable quant à l’affirmation du plaignant selon laquelle la connaissance de la séropositivité au VIH de l’accusé aurait été déterminante dans sa décision d’avoir ou non des rapports sexuels.
Et, malheureusement, étant donné que les jugements de la Cour suprême dans les affaires Mabior et D.C. donnent la nette impression que la Cour est disposée à élargir la portée de la criminalisation, il était encore plus nécessaire de s’assurer que les poursuites contre des personnes vivant avec le VIH en cas de non-divulgation alléguées respectent les principes juridiques de base voulant que tous les trois éléments susmentionnés soient prouvés au delà de tout doute raisonnable.
Voilà pourquoi nous avons décidé qu’il était à propos que nous intervenions.