Lettre au ministre Hajdu : Exemptions de Vancouver et de la Colombie-Britannique pour décriminaliser la simple possession des drogues

La lettre suivante a été envoyée à la ministre fédérale de la santé, Patty Hajdu, au nom du Réseau juridique VIH, de la Coalition canadienne des politiques sur les drogues et de la Pivot Legal Society.

TRANSMIS PAR COURRIEL

10 février 2021

L’honorable Patty Hajdu

Ministre de la Santé

Objet : Exemptions de Vancouver et de la Colombie-Britannique pour décriminaliser la possession simple de drogues

Madame la Ministre,

Merci de votre volonté continue de discuter de la question des exemptions en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS) pour décriminaliser la possession simple. Nous avons été heureux(-ses) d’apprendre que vous consulterez la ville de Vancouver et la province de la Colombie-Britannique à propos de leurs récentes demandes d’exemption.

Comme vous le savez, la criminalisation des drogues et des personnes qui en consomment ne protège ni la santé publique ni la sécurité publique; elle nuit en fait aux deux, en plus de gaspiller des fonds publics qui seraient mieux investis dans des réponses efficaces, fondées sur des données probantes et axées sur la santé, face aux méfaits parfois associés à la consommation de substances. Chaque jour sous un régime de prohibition pénale est un jour où les politiques gouvernementales contribuent à ces méfaits et à la stigmatisation souvent mortelle de la consommation de drogues. Le facteur temps est d’autant plus critique que la pandémie de COVID-19 aggrave les crises de santé publique actuelles des préjudices et des décès dus à la toxicité des drogues, en plus des pandémies de VIH et de VHC qui durent depuis plus longtemps, entre autres. Nous constatons des obstacles supplémentaires à l’accès aux services de réduction des méfaits, une augmentation du nombre de personnes consommant seules et une toxicité accrue des drogues sur le marché non réglementé.

Nous ne prétendons pas que la décriminalisation de la possession de drogues est une panacée. Mais tous ces méfaits pourraient être réduits si l’on supprimait les peines criminelles pour la possession de drogues pour un usage personnel, comme plus de 170 organismes à travers le pays l’ont demandé avec nous l’an dernier. Des mesures complémentaires seront bien sûr nécessaires pour protéger et promouvoir la santé, notamment dans la réponse continue aux crises jumelles de la pandémie de COVID-19 et des décès dus à la toxicité des drogues.

Une approche nationale uniforme

Les effets de la prohibition des drogues sont urgents et nécessitent une action. Comme nous l’avons souligné dans une correspondance antérieure, la meilleure solution et la plus simple à votre disposition immédiate est d’accorder, en vertu de l’article 56 de la LRCDAS, une exemption générale de l’article 4 qui criminalise la possession simple de substances contrôlées. Une politique de décriminalisation uniforme à l’échelle nationale est de loin préférable, pour des raisons de santé et d’équité, à une approche fragmentaire et ponctuelle qui ne répondrait qu’à des demandes spécifiques de ressorts individuels. La décriminalisation de la possession simple par une mesure générale est conforme à l’engagement déclaré de votre gouvernement à une approche de réduction des méfaits axée sur la santé publique – ce qui exige non seulement de promouvoir l’accès à des services spécifiques de réduction des méfaits, mais également de prendre des mesures pour réduire les préjudices des lois et politiques punitives en matière de drogues. Elle est également conforme à la recommandation unanime de toutes les agences des Nations Unies, qui ont adopté il y a deux ans une position commune à l’appui de la décriminalisation de la possession simple – une importante confirmation que cette approche ne contrevient pas aux obligations des États membres en vertu des conventions internationales sur le contrôle des drogues. En outre, elle répond à l’appel de l’Association canadienne des chefs de police à mettre fin à la criminalisation de la possession simple.

 

Nous vous exhortons de nouveau à accorder de manière proactive à l’échelle nationale une exemption générale de l’article 4 de la LRCDAS, applicable à toutes les personnes du pays et à toutes les substances actuellement criminalisées en vertu de cette loi et de ses annexes. (Nous vous demandons également d’apporter des amendements législatifs à la LRCDAS afin d’abroger l’article 4, en tant que solution à plus long terme.) Cela éviterait la nécessité de demandes d’exemption individuelles à examiner au cas par cas. Nous appuierions publiquement cette mesure, de même que de nombreux autres organismes de la société civile.

Examen des demandes d’exemption individuelles

Plutôt que d’accepter simplement la demande d’exemption de Vancouver, Santé Canada a répondu, d’après ce que nous comprenons, par une demande d’informations et de discussions supplémentaires. Bien que nous reconnaissions la nécessité de connaître les implications de l’octroi d’une telle exemption, nous craignons que cela ne devienne un exercice visant à créer des obstacles bureaucratiques et des retards – ce qui s’est déjà vu dans le contexte des exemptions pour les services de consommation supervisée, avec pour conséquences des pertes de vies humaines et des préjudices évitables.

Nous vous exhortons à voir à ce que Santé Canada n’impose pas de conditions inutiles et déraisonnables à l’octroi d’une exemption aux fins de la décriminalisation de la possession simple. En particulier, nous notons ce qui suit :

 

  • Exigences de consultation : Il ne devrait pas y avoir de demandes indues (et additionnelles) de consultations ou d’informations pour savoir si certains acteurs (p. ex., forces de l’ordre, autorités sanitaires, autres paliers de gouvernement, membres de la communauté, etc.) appuient une exemption ou s’y opposent. Si un gouvernement municipal ou provincial a décidé de demander une exemption pour mettre en œuvre la décriminalisation à l’échelon local, il est raisonnable de penser qu’il ne l’a pas fait à la légère. Il n’existe aucune raison valable de faire peser sur les demandeurs et les communautés consultées une charge supplémentaire de consultations plus détaillées, et de leurs résultats, avant d’accepter la demande et d’accorder l’exemption. Si une municipalité ou une autorité sanitaire a déterminé qu’elle souhaitait une exemption sur son territoire, ses résident-es ne devraient pas être privé-es de ce bénéfice parce que, par exemple, un gouvernement provincial pourrait s’y opposer pour des raisons idéologiques. Il faut faire preuve de déférence à l’égard la santé publique, et non de ceux qui s’y opposent. Cela est particulièrement vrai à la lumière du mandat de Santé Canada, qui consiste à améliorer la santé de toutes les personnes du Canada. Dans le contexte des services de consommation supervisée, les demandes inutiles de consultations locales de la part de Santé Canada (qui ne sont pas prescrites par la loi) se sont avérées être un obstacle et une source de retard considérables – ce qui peut aller à l’encontre de la considération la plus cruciale de votre processus décisionnel : la santé publique. La leçon apprise de cette expérience ne devrait pas être ignorée.

 

  • Quantités limites : Nous comprenons qu’une exemption qui décriminalise la possession simple (c.-à-d. pour un usage personnel) laisse en place l’interdiction pénale de la possession en vue d’un trafic. Par conséquent, cela pourrait soulever la question de la définition de quantités limites spécifiques pour guider la décriminalisation de la possession simple dans la pratique. Nous considérons qu’il n’est peut-être pas strictement nécessaire de définir ces quantités dans le cadre des conditions d’une exemption. Toutefois, nous reconnaissons également que, si elle est bien exécutée, cette approche pourrait permettre d’éviter ou de réduire les abus de pouvoir discrétionnaire de la police, comme la « mise à niveau des accusations » – c’est-à-dire le dépôt d’accusations plus lourdes de possession en vue d’un trafic, pour une petite quantité de drogues qui ne donnerait normalement lieu qu’à une accusation de possession simple. Il est essentiel d’établir clairement que toute quantité limite spécifiée dans une exemption devrait servir de plancher et non de plafond – c’est-à-dire que la possession ou le transfert d’une quantité inférieure à la limite fixée est toujours considéré en droit comme une possession simple pour consommation personnelle et couverte par l’exemption de l’article 4 de la LRCDAS, mais que la possession d’une quantité supérieure à la limite n’est jamais automatiquement ou présumément considérée comme une possession en vue d’un trafic, qui demeure une infraction. Au contraire, comme c’est le cas actuellement, et comme la Constitution l’exige, il incombe toujours à la poursuite de prouver une infraction, y compris la possession en vue d’un trafic. Par ailleurs, si des quantités limites sont spécifiées dans une exemption, elles doivent refléter les quantités de substances que les personnes sont susceptibles de posséder pour leur consommation personnelle, et doivent tenir compte de facteurs tels que les habitudes de consommation personnelle, l’emplacement géographique, l’expérience individuelle, la tolérance physique de certaines substances, etc. Si les quantités limites sont fixées artificiellement à un bas niveau, faisant fi des pratiques du monde réel, alors la décriminalisation sur papier devient illusoire en pratique.

 

  • Restrictions d’âge : L’interdiction de la possession simple nuit aux personnes criminalisées, quel que soit leur âge. La décriminalisation doit s’appliquer à toutes et tous, quel que soit leur âge, y compris aux jeunes dont les poursuites pour possession seraient également guidées par les dispositions de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Nous vous demandons instamment de ne pas limiter la portée d’une exemption de façon discriminatoire au motif de l’âge des personnes possédant des substances contrôlées pour usage personnel.

 

  • Restrictions temporelles : Toute exemption accordée pour une décriminalisation locale devrait demeurer en vigueur jusqu’à ce que (a) le demandeur informe la ministre qu’il souhaite mettre fin à une exemption ou que (b) l’abrogation complète de l’interdiction de possession simple dans la LRCDAS entre en vigueur.

 

  • Autres services disponibles : Nous sommes tout à fait favorables à un meilleur accès aux services sociaux et de santé ainsi qu’aux investissements nécessaires à cet effet – notamment en réorientant des ressources actuellement gaspillées pour la surveillance policière, les poursuites et l’emprisonnement de personnes ayant commis des infractions liées aux drogues. Signalons cependant qu’il serait malavisé d’exiger que certains services (ou un certain degré de services) soient en place dans un ressort avant de procéder à la décriminalisation. Même en l’absence totale de tout service, il est bénéfique d’éliminer la criminalisation, de même que la stigmatisation et d’autres préjudices résultants, dans la vie des personnes qui consomment des drogues. Soulignons aussi que le statu quo de la prohibition actuelle des drogues n’est pas neutre : il tue activement des personnes qui consomment des drogues, partout au pays. Assurer un accès adéquat à des services sociaux et de santé de qualité doit être un complément à la décriminalisation – pas une condition préalable. (Nous sommes également conscient-es du fait que l’approche adoptée par Santé Canada en réponse aux demandes d’exemption de Vancouver et de la Colombie-Britannique créera inévitablement un précédent pour le traitement de demandes similaires futures. Or la plupart des ressorts du Canada n’ont pas la même histoire et la même étendue de services sociaux et de santé que Vancouver, mais ne devraient pas être privés des bienfaits de la décriminalisation parce qu’ils ne peuvent satisfaire à une norme comme celle que Vancouver pourrait démontrer. Une telle exigence ne ferait qu’aggraver l’iniquité en maintenant une interdiction pénale néfaste pour ceux et celles qui ont déjà moins d’accès aux services de soutien.)

 

  • Exigences de détournement : Offrir aux personnes l’accès aux services sociaux et de santé, y compris en matière de toxicomanie lorsque cela peut être nécessaire ou utile, est bienvenu – mais à condition que cela ne soit pas basé sur l’arrestation pour possession de drogues et que la police ne soit pas considérée comme la porte d’accès. Toutefois, il n’est pas souhaitable de rendre obligatoire l’orientation vers certains services ou la fréquentation de ces services (y compris une évaluation de santé ou un traitement), ni de simplement de diriger les personnes qui seraient autrement confrontées à de simples accusations de possession vers la participation à un tribunal de traitement de la toxicomanie ou à un programme similaire. De telles approches ne devraient en aucun cas faire partie d’un programme de décriminalisation, y compris comme condition d’une exemption accordée en vertu de l’article 56. Il est contre-productif de maintenir de telles mesures coercitives tout en cherchant à décriminaliser et à déstigmatiser les personnes qui consomment des drogues; une telle approche soulève également des préoccupations quant aux droits de la personne. Les conventions internationales sur le contrôle des drogues n’exigent pas que le Canada impose une telle alternative à la simple décriminalisation complète (que toutes les agences des Nations Unies ont recommandée) de la possession simple. Les personnes qui consomment des drogues ont clairement indiqué que les sanctions administratives en tous genres – y compris les contraventions et les amendes, la participation obligatoire à des « commissions de dissuasion » ou à des tribunaux de traitement de la toxicomanie, et la confiscation des drogues sans mise en accusation – ne sont pas de nature à déstigmatiser la consommation de drogues ou à encourager l’accès sans crainte à une consommation supervisée, à un programme d’approvisionnement sécuritaire ou à d’autres formes de soutien aux personnes qui consomment des drogues, et sont de plus susceptibles d’accroître le risque de conséquences négatives de la consommation de drogues. Nous demandons une décriminalisation complète, et non une voie de contournement partiel qui perpétuerait en grande partie les mêmes craintes, la même stigmatisation et les mêmes effets néfastes sur la santé que la criminalisation.

 

  • Exigences d’évaluation : Nous sommes pleinement conscient-es de l’utilité d’évaluer la manière dont la décriminalisation se déroule. Nous encourageons Santé Canada à collaborer avec les autres paliers de gouvernement, les chercheurs universitaires et les organismes de la société civile – y compris les organismes de personnes qui consomment des drogues – afin de soutenir les efforts de collecte de ces données qui peuvent également éclairer les politiques futures. Toutefois, nous devons signaler deux préoccupations. Premièrement, il serait inutile et injustifié d’exiger un plan d’évaluation comme condition d’octroi d’une exemption pour la décriminalisation. La somme de preuves établissant les méfaits de la criminalisation est déjà plus que suffisante, et la santé et la vie des personnes qui consomment des drogues ne peuvent être tenues en otage pour une exigence de recherches supplémentaires. Encore une fois, de tels efforts d’évaluation, du moins dans certains ressorts, seraient un complément bienvenu à la décriminalisation locale, mais ne doivent pas en constituer une condition préalable. Deuxièmement, il est essentiel que toute évaluation se fonde sur des mesures justes et appropriées aux objectifs de la décriminalisation (c.-à-d. une réduction du nombre d’accusations portées pour possession simple et du nombre de personnes accusées, de même qu’une certaine analyse démographique pour aborder toute éventuelle partialité persistante dans l’application de la loi). D’autres résultats sont importants, notamment les bienfaits escomptés pour la santé et le bien-être des personnes antérieurement criminalisées, de même que les économies de dépenses publiques liées à l’abolition de l’application de l’interdiction de la possession simple; et les données à propos de tous les autres bienfaits potentiels liés à la décriminalisation sont les bienvenues. Cependant, elles sont secondaires et ne sont pas essentielles pour juger du succès des efforts de décriminalisation, dont l’objectif est de réduire les préjudices inhérents du fait d’être criminalisé et d’être l’objet de la surveillance policière que cela entraîne.

 

Nous espérons et attendons d’autres demandes d’exemption dans un avenir proche. Notre récent guide d’introduction à la décriminalisation pour les municipalités et les provinces a été téléchargé des centaines de fois. Nous l’avons partagé et le partageons largement avec ces autres paliers de gouvernement. Nous, et d’autres militant-es de la communauté – y compris des parents qui ont perdu des enfants à cause de drogues toxiques et d’autres méfaits causés ou exacerbés par nos lois punitives et stigmatisantes sur les drogues –, encourageons aussi activement les municipalités de tout le pays à appuyer la décriminalisation. Un nombre croissant de personnes reconnaissent la nécessité d’une approche plus soucieuse de la santé, comme en témoignent les motions adoptées ces derniers mois par le Conseil de la santé de Toronto, la Ville de Montréal et plusieurs petites municipalités.

Nous vous remercions, vous et votre personnel, d’avoir pris le temps de nous rencontrer et de correspondre avec nous sur cette question dans le passé et nous espérons pouvoir poursuivre la conversation. Il n’y a vraiment pas de temps à perdre. Nous vous invitons à écouter les expert-es en matière de santé et de droits de la personne qui ont déjà parlé de cette question; à suivre les données de santé publique; et à accorder ces exemptions rapidement, sans conditions ni restrictions onéreuses et inutiles. Des vies sont en jeu, et la santé également.

 

Recevez, Madame la Ministre, l’expression de nos sentiments respectueux.

 

Richard Elliott, directeur général, Réseau juridique VIH

Donald MacPherson, directeur général, Coalition canadienne des politiques sur les drogues

Caitlin Shane, avocate en politiques sur les drogues, Pivot Legal Society

c.c. :    M. Kennedy Stewart, maire de Vancouver

Dre Patricia Daly, médecin hygiéniste en chef, Vancouver Coastal Health

L’hon. John Horgan, premier ministre de la Colombie-Britannique

Mme Jill Lot, sous-ministre, Bureau du premier ministre de la Colombie-Britannique

L’hon. Adrian Dix, ministre de la Santé, Colombie-Britannique

L’hon. Sheila Malcolmson, ministre de la Santé mentale et des Dépendances, Colombie-Britannique

Dre Bonnie Henry, médecin hygiéniste en chef de la Colombie-Britannique